Les Français sont amoureux de leur langue, au moins depuis la Renaissance. Du Bellay, Malherbe, Vaugelas, Buffon, Rivarol, Littré, Valéry, Étiemble… la liste est longue, et n’est pas close, de ceux qui se sont illustrés dans la simple défense et illustration de la langue française. On défend sa langue comme on défend ses frontières quand elles sont menacées : cela n’empêche ni les voyages ni les échanges, bien au contraire, car c’est aussi aux frontières qu’une langue s’enrichit, c’est dans ses rapports avec les autres langues qu’elle forge à mesure les mots nouveaux dont elle a besoin, au gré de l’évolution des mœurs. En effet, les idées nouvelles aussi bien que les produits nouveaux veulent des dénominations qui les distinguent. Ce qu’on appelle parfois un peu abusivement la vie de la langue, ce n’est que la vie (ou la mort) de la société qui l’emploie. Il y a toujours un choix : l’usage des mots reflète ce choix mais ne le dicte pas. Nous ne devons bien sûr pas voir en nos propres choix des fatalités dont nous ne serions pas maîtres.
Les Français sont amoureux de leur langue et, s’il y a crise, Roland Barthes l’avait bien vu, ce n’est pas une crise de la langue, mais une crise de l’amour de la langue. Elle est due, justement, à la mutation profonde de notre société. Certains croient et disent le français menacé, et les discours officiels se font régulièrement l’écho de ce sentiment diffus. D’autres s’indignent d’un tel sentiment et veulent y voir la peur devant l’avenir d’une société repliée sur elle-même, peu sûre de soi. On sait pourtant que la peur est le revers analytique de l’ambition : ceux qui ne craignent rien ne sont-ils pas ceux-là mêmes qui ont perdu toute ambition pour la société à laquelle ils appartiennent ?
Le français est-il menacé ? Nous voyons bien la part de réalité que recouvre cette crainte, mais elle ne doit pas nous isoler dans ce piège redoutable que certains linguistes, tout en feignant de la déplorer, nomment «la guerre des langues». La vérité est que, dans ce monde excessivement «médiatisé» qu’est le nôtre, où la pensée et son expression sont effectivement bousculées par la «communication» instantanée et percutante que nous savons, toutes les langues sont d’une certaine façon menacées, c’est-à-dire perturbées à la fois dans leur exercice normal et dans leur évolution naturelle. A commencer par l’anglo-américain lui-même, qui semble dominant mais qui pourrait bien être un jour victime des facilités mêmes — grande plasticité lexicale, syntaxe peu exigeante — qui lui ont permis de s’étendre.
Le français est-il, quant à lui, une langue difficile qui, par là même, couperait ses locuteurs de la conquête du monde moderne ? Convenons-en, c’est la question que l’image même que nous avons de notre propre langue nous conduit à nous poser. Mais chaque langue tient de son histoire des avantages et des inconvénients. A cette objection, à cette inquiétude, gardons-nous de répondre par une apologie des qualités de la langue française : elle a été faite maintes fois et elle ne ferait qu’entretenir l’interrogation.
Mais rassurons-nous, nul ne songe à compliquer pour le plaisir ni son apprentissage ni son usage — sauf peut-être ceux qui, contestant toutes ses normes et organisant sa distorsion au nom d’une idée infantile de la liberté d’expression, privent en fin de compte ses locuteurs du droit élémentaire qu’ils ont de se comprendre et de se faire comprendre. Car il est deux principes fondamentaux : tout peuple a droit à sa langue et toute langue appartient également à tous ceux qui la pratiquent. L’usage d’une langue est en effet le phénomène le plus démocratique qui soit, car non seulement il appartient à tous, il est l’œuvre de tous, mais il suscite le goût de la qualité et même de l’excellence, il incite toujours à mieux dire et à mieux écrire : quel pays n’est fier de ses meilleurs orateurs ? de ses meilleurs écrivains ? Ainsi ce qu’on appelle le style est la fine fleur de l’usage : son rôle est de l’embellir sans l’humilier jamais, de l’éclairer et non de le brouiller par des raffinements d’obscurité ou de préciosité.
Bien que notre langue se soit démocratisée depuis la Révolution, il subsiste en français, davantage que dans d’autres pays, des différences socioculturelles que les linguistes appellent des niveaux de langue. On peut les caractériser de la manière suivante, mais il existe évidemment des nuances entre ces catégories :
- Une langue «académique», qui n’est guère employée que dans les discours, les plaidoiries, et qui n’est en fait que du français écrit employé oralement : emploi de l’imparfait du subjonctif, vocabulaire choisi (et notamment refus de tout mot vulgaire).
- Un parler, de gens cultivés qui pourraient employer la langue académique, mais qui est beaucoup moins strict, avec emploi occasionnel de mots populaires ou grossiers.
- Un parler familier employé par ces mêmes personnes à la maison ou avec des amis : boucan, bagnole, truc, etc.
- Un parler populaire, moyen d’expression de milieux peu lettrés : prononciation paresseuse (i vient au lieu de il vient) ; pronom personnel amalgamé au verbe (Maman, elle vient) ; vocabulaire pauvre (chose, bidule fréquents) ; expressivité exagérée (fréquence de mots comme formidable); termes altérés (tête d’oreiller au lieu de taie) ; mots grossiers plus ou moins fréquents.
- L’argot, langage qui se distingue (pas toujours) du parler populaire par quelques centaines de mots désignant les parties du corps et les vêtements (ciboulot, falzar, pompes), les activités » professionnelles » (flouse, poisser), des termes comme mézigue (moi).
Moyen de pensée, d’expression, de communication, une langue n’est pas neutre, elle a une dimension sociale de caractère national et, dans certains cas comme le nôtre, international. Elle est un service, puisqu’elle rend tant de services. Elle constitue, au même titre que la monnaie fiduciaire, la clef des échanges entre les hommes, entre les peuples: nul n’a le droit de la laisser se dévaluer, nul ne peut impunément émettre de la fausse monnaie. Chacun désire savoir ce que parler veut dire, ce à quoi écrire engage, et l’image qu’on donne ainsi de soi : sinon, comment occuper sa place dans la société ? L’image et le son semblent nous envahir, créer ce qu’on appelle une » crise du sens «, mais nul doute que la langue, tant écrite que parlée, ait une fonction propre qui la rend irremplaçable dans la vie, dans les échanges.
«L’essentiel, disait Confucius, est de rendre correctes les désignations.» Parfois même, les autorités sont intervenues pour codifier des règles, accompagner les évolutions. C’est ainsi que Richelieu, ayant lu Malherbe, créa l’Académie française ; c’est ainsi que la République naissante voulut parfaire l’unification linguistique de la France. Ces contraintes, parfois contestées aujourd’hui, répondaient en fait à une volonté générale, à un besoin : elles n’ont empêché ni les poètes d’être originaux, ni les scientifiques d’inventer les mots que nécessitaient leurs investigations et leurs découvertes.
Philippe de SAINT-ROBERT
ancien commissaire général de la Langue française, membre du Haut Conseil de la francophonie.
apologie (f) — восхваление
bagnole (f) — автомобиль
bidule (f) — штуковина
boucan (m) — шум, гвалт, скандал
ciboulot (m) — голова
distorsion (f) — искажение, нарушение
falzar (m) — штаны
feindre — прикидываться, притворяться, делать вид
flouse (m) — деньги
humilier — унижать
impunément — безнаказанно
monnaie (f) fiduciaire — деньги (бумажные, медные, не из золота или серебра)
percutant — ударный, убойный, потрясающий
plaidoirie (f) — речь в суде
poisser — украсть
pompes (f, pl) — ботинки
préciosité (f) — жеманность, манерность
truc (m) — вещь, штука