d’après Jacques Cellard
On peut s’intéresser à la grammaire pour elle-même, et pour les satisfactions intellectuelles qu’elle procure. Mais dans la majorité des cas, nous y voyons avant tout le moyen de parler et d’écrire aussi correctement (et même élégamment) qu’il est possible.
Il faut cependant rappeler que la grammaire d’une langue n’est pas décidée souverainement par les grammairiens. C’est d’abord une description précise de cette langue; c’est ensuite, et ensuite seulement, l’ensemble de prescriptions et d’interdictions que le grammairien déduit de cette description. Pour prendre une comparaison familière, on peut considérer la grammaire du français comme le manuel d’utilisation de cette admirable machine qu’est notre langue, que nous la parlions ou que nous l’écrivions. Dans un manuel de ce genre, la description des éléments et des circuits de la machine précède, ou au moins accompagne logiquement les consignes de fonctionnement. Il en va de même pour une grammaire.
Or les mécanismes d’une langue sont la traduction fidèle des mécanismes de la pensée. Bien connaître et bien utiliser les premiers, c’est donner une plus grande efficacité aux seconds; un avantage qui, à lui seul, justifie que l’on porte un intérêt actif à la grammaire. La respecter est encore aujourd’hui le moyen le plus sûr d’être compris et apprécié de tous.
Toutes les langues vivantes sont d’abord, par définition, des langues parlées. Langues mortes, le grec ancien et le latin sont encore un peu écrits et lus, et le second n’est plus parlé que très exceptionnellement, dans des assemblées ecclésiastiques. Mais le grec moderne, parlé et écrit, est le successeur légitime de celui que parlaient Périclès, Socrate et leurs contemporains.
Les langues les plus parlées dans le monde sont également écrites. Nous sommes habitués depuis si longtemps à voir le français écrit, et par conséquent lu, que nous nous représentons difficilement une langue sans écriture. C’est cependant le cas de beaucoup, africaines en particulier, qui n’ont pas encore de système d’écriture.
Parlé ou écrit, le français reste la même langue, pratiquée de deux façons différentes. Chacun de nous a eu l’occasion de le constater une fois ou l’autre: bien parler et bien écrire ne vont pas nécessairement du même pas. Tel conteur de salons ou de coin du feu tiendra ses auditeurs sous le charme… et se révélera incapable d’écrire trois lignes cohérentes; à l’inverse, tel romancier de talent, invité à la télévision, restera muet ou bafouillera piteusement. C’est que, si la langue mise en œuvre (le français) reste fondamentalement la même, la qualité d’un «discours» (en comprenant sous ce nom toutes les formes de la parole) se mesure surtout à la netteté de l’articulation, à l’agrément mélodique de la phrase, et bien souvent au pouvoir particulier de séduction de l’orateur ou du conteur. Comme celui-ci a la ressource de revenir sur ses pas, de se corriger, de s’aider d’un geste expressif, nous lui passons assez facilement des hésitations ou même des erreurs minimes de vocabulaire ou de grammaire. Nous sommes à juste titre plus sévères pour celui qui écrit. Qu’une lettre, qu’une page de rapport ou de roman, ou qu’un article de journal lui ait demandé dix minutes ou deux heures de travail, c’est son affaire. Seul compte le résultat, sur lequel l’écrivain ne peut plus revenir. Dans un texte écrit, la moindre faute de grammaire ou d’orthographe nous irrite (ou devrait nous irriter) parce qu’elle manifeste, au fond, un manque de conscience professionnelle. Un certain laisser-aller, excusable dans une conversation entre amis, l’est déjà moins dans un exposé technique; il ne l’est plus du tout dans un texte écrit destiné à une certaine diffusion.
Doté depuis ses origines d’un système d’écriture efficace, riche d’un patrimoine littéraire exceptionnel, le français nous apparaît avant tout comme une langue qu’il faut savoir écrire si l’on veut faire bonne figure dans la société.