Les expressions étranges
et les procédés de leur interprétation
La linguistique s’est longtemps tenue à l’écart de la littérature sans raison valable (et vice versa), mais l’idiome littéraire devenant de plus en plus compliqué, il n’est plus possible d’analyser le texte exclusivement du côté linguistique ou littéraire. Avec la forte inclinaison pour l’esthétisation des expressions étranges, voire absurdes, il est temps de penser à la restitution de ces liens traditionnels (ici nous tombons d’accord avec la prise de position exprimée par François Rastier dans son Sens et textualité).
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A la différence des expressions qui sont reconnues par la société linguistique comme correctes, les expressions étranges posent beaucoup de problèmes pendant leur interprétation. L’étude et l’analyse des approches interprétatives peut aider à mieux comprendre les structures linguistiques de fond et de pénétrer dans la conscience individuelle d’un auteur de laquelle, dans la plupart des cas, dépend l’apparition et le fonctionnement des expressions pareilles.
Les expressions étranges sont codifiées et non-codifiées dans le système de la langue. Celles qui sont codifiées, sont largement employées sans que nous réfléchissions à leur étrangéité. En voici quelques exemples.
Les tautologies attributives
Les expressions de ce type sont facilement compréhensibles de tous les sujets parlants, pourtant la logique classique avec sa théorie de la prédication refuse de les interpréter de façon adéquate, p.ex.: Une femme est une femme.
Dans ces cas-là, nous sommes en présence de deux acceptions du sémème ‘femme’ qui sont différenciées selon l’opposition catégorielle qui ne peut être suffisamment expliquée que du point de vue de la microsémantique. C’est l’opposition ‘femme’1 /concrète/ vs. ‘femme’2 /abstraite/. Tout cela pris en considération, nous aboutissons à la conclusion que cette phrase (aussi que toutes les autres de ce type) n’est pas du tout sémantiquement absurde, mais veut dire : N’importe quelle femme a des qualités propres à la femme en général.
Les tautologies disjonctives
C’est l’acception du même sémème dans deux sens opposés au sein de la même phrase. Ainsi est-il avec les expressions comme Il y a musique et musique, où les qualités qui sont actualisées dans chacune des apparitions du sémème ‘musique’ sont diamétralement opposées : ‘musique’1 /mélioratif/ vs. ‘musique’2 /péjoratif/.
Les contradictions
Les expressions pareilles sont toujours fausses du point de vue de la logique, mais interprétables hors d’elle. Les contradictions peuvent être basées, premièrement, sur la négation du sémème dans sa deuxième récurrence : Je t’aime et je ne t’aime pas et, deuxièmement, sur l’antonymie : Je t’aime et je te hais. Les contradictions, elles aussi, sont facilement interprétables au sein de la dissimilation microsémantique, le procédé le plus facile étant l’opposition /concret/ vs. /abstrait/.
Mais dans la plupart des autres cas où il s’agit des expressions étranges, on se borne de la constatation que ces expressions ne sont pas interprétables et sont tenues a priori comme indignes de l’attention linguistique ou littéraire, tandis que justement ces expressions-là redonnent un effet littéraire au texte, surtout dans le langage surréaliste ou postmoderniste, où la décomposition des éléments et leur la plus imprévue synthèse par la suite constituent le noyau du jeu à travers lequel on perçoit le monde contemporain.
Analysons de plus près l’extrait tiré de Nicole Brossard Au présent des veines, No. 6 :
alors j’ai pensé au mot destruction
et à tout ce qu’il faudrait rassembler
(été, jazz, corps à corps et tango,
immensité, jardin, rivage et quelques
insectes)
On peut avoir beau chercher l’univers assomptif de l’auteur où les éléments rassemblés auraient au moins un sème commun entre eux : il n’y a aucun lien, et rien ne peut exister, car les éléments appartiennent aux différentes classes catégorielles (p.ex., ‘jazz’ /musique/, ‘jardin’ /implantation/ etc.). Le rapport avec le sémème ‘destruction’ est fictif et ne fait que refléter le jeu postmoderniste.
Les autres expressions font récurrence au modèles cognitifs idéaux (suivant la théorie de George Lakoff) : la catégorisation dépend uniquement de la perception individuelle de l’auteur. Les procédés d’interprétation mis en valeur correctement, on nivèle facilement l’étrangéité dans les phrases comme celle de Yves Bonnefoy : Mourir est un pays que tu aimais, où la prédication ‘pays que tu aimais’ (au passé!) par rapport au sémème ‘mourir’ est neutralisée à travers l’actualisation du sème commun /mémoire/.
Aidant à atteindre l’effet littéraire, les expressions étranges peuvent aussi servir d’un procédé à apprendre profondément la langue (aussi maternelle qu’étrangère).