Jean Monnet, le père de l’Europe

Jean Monnet, le père de l’Europe

Les Européens ne connurent pas le répit qui aurait dû succéder à la fin des hostilités. La seconde guerre mondiale à peine terminée, la menace d’une troisième, opposant l’Est et l’Ouest, ne tarda pas à se profiler. En signant avec les Etats-Unis, le 4 avril 1949, le Pacte atlantique, les Européens de l’Ouest jetèrent les bases de leur sécurité collective. Mais l’explosion de la première bombe atomique soviétique, en septembre 1949, et la multiplication des menaces proférées1 par les dirigeants du Kremlin contribuèrent à répandre ce climat de peur, que l’on appela à l’époque la «guerre froide».

Le statut de l’Allemagne fédérale, qui dirigeait elle-même sa politique depuis la mise en vigueur de la loi fondamentale du 8 mai 1949, devint alors un des enjeux de la rivalité Est-Ouest. Les Etats-Unis souhaitèrent accélérer le relèvement économique d’un pays placé au cœur de la division du continent et déjà, à Washington, des voix s’élevaient pour demander le réarmement de l’ancienne puissance vaincue. La diplomatie française se trouvait écartelée2 dans un dilemme: ou bien elle cédait à la pression américaine et, contre son opinion publique, consentait à la reconstitution de la puissance allemande; ou bien elle maintenait une position rigide, se heurtant à son principal allié et conduisant sa relation avec Bonn à une impasse.

Au printemps 1950 devait sonner l’heure de vérité. Robert Schuman, ministre des Affaires étrangères, s’était vu confier par ses homologues américains et britanniques, une mission impérative: faire une proposition pour réintégrer l’Allemagne fédérale dans le concert occidental. Une réunion entre les trois gouvernements était programmée au 10 mai 1950, et la France ne pouvait pas échapper à ses responsabilités.

Aux blocages politiques s’ajoutaient les difficultés économiques. Une crise de surproduction de l’acier semblait alors imminente3 en raison du potentiel stratégique des différents pays européens. La demande se ralentissait, les prix baissaient et tout laissaient craindre que les producteurs reconstituent un cartel afin de limiter la concurrence. En pleine phase de reconstruction, les économies européennes ne pouvaient pas se permettre de livrer leurs industries de base à la spéculation ou à la pénurie4 organisée.

Pour dénouer cet écheveau5 de difficultés devant lequel la diplomatie traditionnelle marquait son impuissance, Robert Schuman eut recours au génie inventif d’un homme encore inconnu du grand public, mais qui avait acquis une expérience exceptionnelle au cours d’une très longue et riche carrière internationale. Jean Monnet, alors commissaire au plan6 français de modernisation, nommé par de Gaulle en 1945, pour assurer le redressement économique du pays, était l’un des Européens les plus influents du monde occidental. Dès la Première Guerre mondiale, il avait organisé les structures de ravitaillement7 en commun des forces alliées. Secrétaire général adjoint de la Société des nations, banquier aux Etats-Unis, en Europe orientale, en Chine, il fut l’un des conseillers écoutés du président Roosvelt et l’artisan du «Victory Program» qui assura la supériorité militaire des Etats-Unis sur les forces de l’Axe8. Sans mandat politique, il conseillait les gouvernements et avait acquis la réputation d’un homme pragmatique, avant tout soucieux d’efficacité.

Le ministre français avait confié au commissaire au plan ses préoccupations: «Que faire avec l’Allemagne?», était l’obsession de Robert Schuman habité par la volonté d’agir pour que toute guerre entre les deux pays soit à jamais rendue impossible.

Jean Monnet s’était lui-même engagé dans la réflexion. Son souci principal était la politique internationale. Il estimait que la guerre froide était née de la compétition entre les deux grands pays en Europe, parce que l’Europe divisée était un enjeu. En favorisant l’unité de l’Europe, on atténuerait la tension. Il réfléchissait à une initiative de portée internationale qui aurait pour but essentiel la détente et l’instauration de la paix mondiale grâce au rôle effectif joué par une Europe relevée et réconciliée9.

Jean Monnet avait observait les différentes tentatives d’intégration qui s’étaient développées sans succès, depuis que le congrès organisé par le mouvement européen, à La Haye10, en 1948, avait appelé solennellement à l’union du continent.

L’organisation européenne de coopération économique, créée en 1948, n’avait que des attributions de coordination et n’avait pu empêcher le redressement économique des pays européens de se faire des cadres purement nationaux. L’institution du Conseil de l’Europe, le 5 mai 1949, montrait que les gouvernements n’étaient pas disposés à laisser amputer leurs prérogatives. L’assemblée consultative n’avait que des pouvoirs délibératifs11, et chacune de ses résolutions, qui devait être approuvée à la majorité de deux tiers, pouvait être bloquée par le veto du comité des ministres.

Jean Monnet était parvenu à la conviction qu’il était illusoire de vouloir créer, d’un seul coup, un édifice institutionnel complet, sans susciter de telles résistances de la part des Etats que toute initiative aurait été vouée à l’échec. Les esprits n’étaient pas mûrs pour consentir à des transferts de souveraineté trop massifs, qui auraient heurté les susceptibilités nationales encore vives peu d’années après la fin de la guerre.

Il fallait, pour réussir, limiter ses objectifs à des domaines précis, de grande portée psychologique, et mettre en place un mécanisme de décision en commun qui recevrait, graduellement, de nouvelles compétences.

1 proférer — высказывать
2 écarteler — (перен.) раздирать
3 imminent — неминуемый
4 pénurie (f) — нищета
5 écheveau (m) — клубок
6 commissaire (m) au plan — комиссар по планированию
7 ravitaillement (m) — снабжение
8 Axe (m) — военный союз Германии и Италии
9 réconcilier — примирять
10 La Haye — Гаага
11 délibératif — совещательный
Sergey:
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